Johnny Depp nous manque à l’écran. Nous avons eu envie de faire avec lui le point sur sa carrière. Toujours aussi courtois en interview (enfin, si la fumée de cigarillo ne vous gêne pas trop), sa belle voix mélodieuse et son humour bien à lui nous ont transportés.
Au Festival de Berlin, vous avez présenté Minamata, que vous avez coproduit. A Deauville, nous avons découvert City of Lies, que vous avez tourné il y a quatre ans, une enquête autour du meurtre du rappeur Tupac Shakur. Mais ces films, comme En attendant les barbares, du réalisateur Ciro Guerra, ont du mal à sortir, ou sortent un peu dans l’indifférence… Comment le vivez-vous ?
Johnny Depp. City of Lies avait été kidnappé par le studio. Grâce à Deauville, le film a été retrouvé ! Pour Minamata, cela me rend particulièrement triste, car certains films touchent les gens, et celui-ci touche les villageois de Minamata et ceux qui vivent des choses semblables. Faut-il pénaliser un film juste à cause du boycott d’Hollywood à mon égard ?
Votre affinité avec cette légende du photojournalisme qui a lutté contre l’alcoolisme offre une de vos meilleures performances d’acteur.
J’ai toujours eu une fascination pour Eugene Smith. Pour ses photos, bien sûr. Mais, quand j’ai lu les sacrifices qu’il avait faits pour prendre ces images, et sa lutte contre ses démons, j’étais sous le choc.
Comment choisissez-vous vos projets ?
Je me suis toujours appuyé sur l’instinct, l’émotion initiale, l’étincelle qui peut jaillir d’un scénario. Si je peux dépasser dix, quinze pages, ça va. Si en plus vous pensez pouvoir ajouter quelque chose d’unique au personnage, alors c’est presque un appel. Ceux que j’ai incarnés, par l’esprit, ou par le cœur, me fascinent tous, et ils sont tous étrangement entrelacés. Du plus méchant à Edward aux mains d’argent, c’est comme si une sorte de fil les maintenait tous ensemble. Et, quelque part, au fond, comme une ombre, je me devine derrière l’écran. En un mot, je me considère comme très chanceux.
Vous avez commencé votre carrière par A Nightmare on Elm Street, de Wes Craven. Vous avez fait plusieurs films fantastiques, notamment, bien sûr, avec Tim Burton. D’où vient cette attirance pour toute cette imagerie ?
Quand j’étais petit, le cinéma muet était très important pour moi. Une chaîne de télévision publique montrait tous les incroyables films de Charlie Chaplin et Buster Keaton, et mon modèle absolu, Lon Chaney. Ensuite, il y a eu les films d’horreur en noir et blanc, Frankenstein, Dracula et Le Loup garou, tout ce folklore… J’ai toujours été un grand fan de ces films obscurs et plutôt gentillets au fond : c’est l’une des choses sur lesquelles Tim Burton et moi, lorsque nous nous sommes rencontrés, nous sommes reconnus. Ce que j’ai aimé, dans ce genre, c’est que l’on pouvait se cacher derrière le maquillage, le masque. Échapper au poids ou à la gravité de sa propre personne. Changer mon apparence m’a toujours aidé à m’éloigner de mon nombril et de la futile célébrité. Je me sens plus à l’aise en me cachant derrière des personnages ou des prothèses qu’en étant moi-même. Quelque chose ne tourne pas rond chez moi. (Rires.)
Quelle est la première règle d’un acteur ?
Vous devez vouloir aller de l’avant, vous mettre en quelque sorte à nu et être prêt à vous ramasser à plat ventre devant tout le monde par les différents choix que vous avez faits ou ceux que vous n’avez pas faits. Enfin, c’est un exemple…
Comment voyez-vous la «cancel culture», où les gens, les artistes, sont jugés sans qu’on connaisse la vérité ?
C’est une situation complexe. Je dirais plutôt cette tendance à porter dans la précipitation un jugement hâtif basé essentiellement sur ce qui s’apparente à de l’air pollué exhalé… Est-ce que moi, je me sens à l’abri ? Oui, maintenant oui. Lorsque vous êtes la cible de quelque chose d’aussi abracadabrant qui vous attaque de tous les côtés, la première réaction est la stupeur. Au début, plusieurs de ces divers mouvements de dénonciations avaient, j’en suis sûr, les meilleures intentions du monde, mais c’est aujourd’hui tellement hors de contrôle que personne n’est à l’abri. Il suffit d’une phrase,
et le sol se dérobe sous vos pieds. Ce n’est pas tombé que sur moi, mais sur plein de gens, des femmes et des enfants aussi. Tout ce dont vous avez besoin, c’est d’être armé de la vérité.
Si vous pouviez rejouer le capitaine Jack Sparrow…
Je trimballe tous mes personnages avec moi. La beauté du capitaine Jack Sparrow, c’est que je peux voyager avec lui dans la poche de ma chemise. A ce stade de ma carrière, si vous me le demandez, je me produirai à la fête d’anniversaire de votre enfant s’il a vraiment besoin de retrouver le moral, ou j’irai rendre visite à des gamins dans les hôpitaux. Je n’ai pas besoin d’une grosse machine pour faire revivre ce bon vieux Capitaine Jack pour une bonne cause. Je peux le faire moi-même, et ça, personne ne peut me l’enlever. Ne plus pouvoir l’incarner à l’écran a été un arrêt brusque et étrange, mais cela fait partie de cette période de mon existence faite de moments brusques et étranges. Jack Sparrow ne me quittera jamais, et il sera toujours prêt à dire des bêtises pour faire rire les gens. (Prenant soudain la voix de Sparrow) “Et je suis là-dedans jusqu’au cou, jusqu’à mon bon cœur noirci et mon âme éventrée, merci !” (Rires.)
Vous prêtez votre voix à Johnny Puffin, un macareux, dans la sérié télé d’animation Puffins, une création italienne visible sur Apple TV et Amazon Prime Video…
J’aimais bien l’idée d’incarner un drôle d’oiseau. (Rires.) Faire partie d’un groupe de petits macareux au service d’un morse rusé prénommé Otto, qui ne serait pas tenté ? (Rires.)
Comment voyez-vous l’évolution d’Hollywood ?
Après avoir été dans le bain pendant plus de trente ans, je peux assez bien nager dans ces eaux-là. Mais Hollywood n’est plus ce qu’il était. Beaucoup de gens se rendent compte qu’ils sont aussi “jetables” que moi, mais continuent de fonctionner à coups de blagues éculées et de formules rabâchées. Le public a été grotesquement sous-estimé depuis pas mal d’années. D’autant qu’avec la pandémie on a réalisé que regarder les histoires sur sa télévision n’était pas si mal. Et je le comprends : vu ce que ça coûte pour une famille d’aller au cinéma, entre le ticket d’entrée, le parking et le pop-corn ! Je pense donc que la machine hollywoodienne a quelques défauts de conception qu’ils viennent juste de réaliser, et je suis heureux personnellement de les avoir vus venir. (Rires.)
De quoi êtes-vous le plus fier ?
De mes enfants. Rien ne surpasse cela, rien ne s’en approche. Dans le travail, être satisfait de ce qu’on a accompli, c’est la mort, cela rend complaisant. J’aime l’expérience, et, loin d’Hollywood, me mettre au service d’artistes qui ont l’urgence d’exprimer quelque chose. Et si c’est une jeune personne de 15 ans qui filme avec son téléphone portable, ça me va aussi. Tout a déjà été fait. Ce qui peut rester, c’est la fraîcheur du regard.
Si vous pouviez rencontrer le jeune Johnny Depp, quel conseil lui donneriez-vous ?
Marche à l’envers. (Rires.)
Propos recueillis par Juliette Michaud
Photographie par Greg Williams / AUGUST
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