Nous sommes prévenus, le chef Eloi Spinnler aura un peu de retard. Qu’il se rassure, nous en profitons pour explorer son tout dernier restaurant parisien où il nous a donné rendez-vous : Envie-Le Banquet. Un temple de la gourmandise qui révolutionne le buffet à volonté à travers une centaine de mets faits maison et présentés sous forme de petites pièces afin d’éviter la surconsommation.
Invités à passer à «la chapelle», un espace singulier destiné à accueillir les tablées XXL, nous méditons face à l’imposant vitrail d’inspiration Art déco. Avec son personnage féminin qui succombe au fruit défendu en forme de cœur sous l’œil narquois d’un serpent, il constitue une allégorie du concept à lui tout seul. Quand, soudain, une joyeuse tornade en jean, casquette et tee-shirt noirs déboule devant nous. Confus de nous avoir fait attendre, Eloi Spinnler fait gentiment acte de contrition pour ce retard indépendant de sa volonté et passe illico à confesse.
Il a le débit véloce, la vanne facile et l’esprit aussi affûté que son «armure» : un harnais hérissé de huit couteaux. «Quand j’étais jeune cuisinier, ça m’embêtait toujours que l’on emprunte les miens sans mon autorisation. J’ai donc mis un copain artisan à contribution pour me fabriquer un harnais, un objet que les bouchers portaient historiquement», explique-t-il. Plus habitué à exécuter des versions de nuit coquine de ce type d’accessoire, le copain a néanmoins assuré. Résultat : en arborant sur son poitrail ce look à la Assassin’s Creed, Eloi a imposé son style sur les réseaux sociaux.

©Pierre Lucet Penato
Et dans une jungle où la surpopulation de «Top Chefs» oblige les nouveaux venus à tirer leur spatule du jeu, cette fine lame de la planète food a même vu sa notoriété virale exploser depuis son apparition il y a deux ans dans Qui est l’imposteur ? aux côtés de Squeezie, Jonathan Cohen et Mister V, une vidéo qui a totalisé 29 millions de vues ! Avec ses 287 000 abonnés sur Instagram et 222 000 sur YouTube, Eloi soigne de plus en plus le tournage des siennes. Au début, c’était pour remplir mes restaurants, mais, au fur et à mesure, j’y ai pris goût.» D’autant que cette tribune médiatique lui permet également de dénoncer les violences en cuisine, dont il a été victime durant son apprentissage. «Quand on a une certaine visibilité, on doit prendre la parole. Il ne s’agit pas de faire la chasse aux sorcières, mais de la prévention auprès des jeunes.»

Rien ne saurait cependant le détourner de sa mission initiale : la conception de sept typologies de restaurants autour des sept péchés capitaux. «Je trouvais intéressant d’imaginer un univers créatif autour de ce thème. Le péché, c’est un truc qui fascine tout le monde !» Cofondateur du groupe Bonaloi, il est ainsi à 31 ans à peine aux commandes d’Orgueil (Paris XIe), de Colère (Paris IXe) et d’Envie-Le Banquet (Paris IIIe). «On a ouvert le bal avec l’orgueil parce que c’est le premier péché des cuisiniers et qu’on est fiers de nos équipes. Outre qu’elle suggère une cuisine pimentée, la colère m’a animée pendant longtemps. J’ai appris à la gérer, mais j’éprouve toujours une forme d’indignation vis-à-vis de certains sujets sensibles.» Le gaspillage, par exemple. Car, pour ce «cuisinier altruiste et engagé», l’équation cuisine haut de gamme-sans déchets est loin d’être une utopie. «C’est même un cercle vertueux. La cuisine antigaspi ne signifie pas faire manger des épluchures aux gens, mais respecter le travail de l’agriculteur en mettant 100 % de son labeur en valeur. C’est pourquoi nous ne travaillons que des bêtes entières et en traitons tous les morceaux dans nos trois restaurants.»
«Mes années de collège ont été un calvaire. Je n’avais pas de copains, j’étais perdu en classe. Dès l’instant où j’ai intégré l’école de cuisine Ferrandi, à 13 ans, tout s’est arrangé»
Lorsqu’il cite avec tendresse les êtres chers qui lui ont ouvert les chakras du palais, il songe immédiatement à ses grands-parents maternels originaires de Chalon-sur-Saône, comme lui. «Ils recevaient beaucoup et étaient d’excellents cuisiniers», dit Eloi, qui n’a oublié ni le pâté chaud de canard de son grand-père ni les conseils du second mari de sa mère, spécialiste du poisson et défenseur de la cuisson à l’unilatérale, «la Roll’s !», selon saint Eloi. Chaque mercredi midi, alors qu’il n’a que 11 ans, il régale déjà son petit frère de sa revisite du burger : un steak haché déglacé au vinaigre balsamique dans du pain de mie avec de la mozzarella. Une vocation précoce ? «Pas du tout. Je rêvais de monter sur les planches ! De l’âge de 5 ans à l’âge de 12 ans, j’ai pris des cours de théâtre, près de Sèvres, en banlieue parisienne, et j’adorais l’improvisation.» Mais lorsque son premier casting, à 12 ans, se solde par un échec, il en conclut sagement que «ce n’était tout simplement pas fait pour (lui)» et songe déjà à un plan B. Ce sera la cuisine. Au grand dam de ses parents, tous deux doctorants issus d’une filière scientifique. «Mes années de collège ont été un calvaire. Je n’avais pas de copains, j’étais perdu en classe. Dès l’instant où j’ai intégré l’école de cuisine Ferrandi, à 13 ans, tout s’est arrangé.» Il y étudiera pendant sept ans, puis intégrera de prestigieuses maisons (La Tour d’Argent, le Dorchester à Londres, le Plaza Athénée…).

©Pierre Lucet Penato
Aujourd’hui, Eloi se sent plus que jamais à sa place en pratiquant la cuisine qu’il défend : une cuisine française assaisonnée d’une touche contemporaine ou d’une technique venue d’ailleurs. Avant de rejoindre sa brigade et de se prêter au jeu des photos, il file ajuster son harnais, une petite merveille de 4 kg en peau de saumon et de truite (quand on vous dit qu’ici rien ne se perd, tout se transforme !), dont l’aspect rappelle l’écaille de serpent. Le sens du spectacle, encore et toujours… «J’aimerais bien reprendre quelques cours de théâtre un jour, avoue-t-il, mais, pour l’instant, ce n’est pas la priorité. Mon métier réunit déjà tellement de passions : l’improvisation quand je tourne des vidéos, la cuisine, le management… Et puis, mes équipes sont sympas, je peux boire une bière à la fin du service… En fait, je n’ai même pas besoin de quitter mon restaurant !» La messe est dite.
Patricia Khenouna
Envie – Le Banquet
148 rue du Temple, 75003 Paris
bonaloi.com
Image principale : ©Pierre Lucet Penato
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