Amélie Nothomb voyait en Dieu un tube. Guillaume Gallienne m’apparaît, lui, comme un récipient. Il a la capacité de se remplir de toutes les femmes, tous les hommes, tous les textes, toutes les langues… de remettre celles et ceux dont il descend à leur juste place, pour faire rejaillir les larmes souterraines en ondes de joie.
Comme Walt Whitman, il pourrait chanter : “I am large, I contain multitudes”. Il y avait du génie dans Les garçons et Guillaume, à table ! Il y a de la grâce dans son livre Buveur de brume. Des flots d’amour dans sa liste.
1. Reda Kated
«Il est venu vers moi il y a une quinzaine d’années dans un festival. Il m’a dit : “Bonjour, je m’appelle Reda, je me présente parce que nous avons le même père de théâtre.” J’avais été engagé pour jouer le fils de Roland Bertin dans Mère Courage ; il avait connu Roland par son père, qui était aussi comédien. On s’appelle “mon frère”. Notre fraternité choisie est comme une évidence.
Elle me fait penser à cette phrase remarquable des Récits d’un pèlerin russe : un frère qui est aidé par un autre frère se sent comme une ville haute et forte. Avec Reda, je me sens comme une ville haute et forte. C’est un acteur que j’adore, en plus.»
-Tout est dit.
2. Viktor Kyrylov
«Il y a trois ans, il ne parlait pas un mot de français. Engagé l’année dernière parmi les académiciens de la Comédie-Française, une troupe de jeunes sortis d’écoles de théâtre qui nous accompagnent pendant un an dans tous nos projets, il a créé un spectacle intitulé Maintenant, je n’écris plus qu’en français, qu’il va rejouer jusqu’au 30 septembre au Théâtre de Belleville.
Il y raconte comment, Ukrainien de 20 ans admis au Gitis, le plus grand conservatoire de théâtre de tout l’ancien bloc soviétique – de Prague à l’Ouzbékistan, tous les jeunes comédiens rêvent d’entrer au Gitis –, il est réveillé à 7 heures du matin par un coup de téléphone de sa mère le 24 février 2022, la veille du jour où il va jouer sa première à Moscou. “Mon chéri, ne t’inquiète pas, mais ça a commencé.
– Quoi, qu’est-ce qui a commencé ?
– Les bombardements… Mais ne t’inquiète pas, surtout, ne bouge pas. Reste où tu es.”
Là, tout devient absurde. Ukrainien de langue russe, il vit soudain dans un pays en guerre contre le sien. Le texte est d’une intelligence ! Dans une scène, il se parle devant un énorme miroir. Ce qu’il se balance à la gueule est un sac de nœuds tellement épouvantable ! Comment dénouer ça ? Et il est d’une beauté ! C’est un seul-en-scène. Il joue sa mère…»
– Ce qui vous parle, évidemment…
«Et c’est génialissime ! A 23 ans, il pose toutes les questions. Sur la lâcheté, la haine, qu’il associe à la peur… C’est bouleversant. Une dame, en sortant, a dit : “On a envie de le prendre dans ses bras.” J’ai pensé lui répondre : “On a surtout envie que lui nous prenne dans ses bras !”»
3. Leïla Slimani
«On prenait l’avion pour aller à un festival à Biarritz… Elle m’a dit : “Bonjour, je suis Leïla, on a des amis communs…” Elle venait d’avoir le Goncourt. Sur le moment, je n’ai pas compris qui elle était, mais on a sympathisé tout de suite. Elle est tellement lumineuse ! Elle m’éclaire, dans tous les sens du terme. Elle est attentive à tout. J’adore les gens attentifs à tout. Valérie Lemercier est comme ça aussi. Leïla, elle creuse la complexité, pointe ce qu’il y a derrière la phrase lancée à la légère.
Elle entend tout, elle voit tout. Elle me devine. On se devine. C’est elle qui m’a encouragé à écrire Le Buveur de brume.»
4. Alicia Gallienne
«Ma cousine, de deux ans mon aînée. Elle est morte à 20 ans, une veille de Noël, d’une maladie qui avait déjà emporté son demi-frère à 19 ans quand elle était enfant. Elle était tellement belle ! Des yeux bleu marine incroyables. Nous partagions le goût de la nuit, ses nuits d’écriture, mes nuits d’errance. Elle avait esquissé un roman au titre extraordinaire, La Camisole de faiblesse.
Et, heureusement, trente ans après sa mort, est paru, dans la “Blanche” de Gallimard, ce recueil de ses poèmes, L’autre moitié du songe m’appartient. A sa mère qui lui demandait : “Pourquoi écris-tu ?”, Alicia répondait : “J’écris pour être lue.” Elle est aujourd’hui étudiée au bac, traduite en espagnol, en italien, en suédois. Longtemps, j’avais voulu être missionnaire, puis avocat. J’hésitais entre journalisme politique et relations publiques…
Pour mes 18 ans, Alicia m’avait écrit Don’t forget Carpe diem ! Dix mois plus tard, le jour de sa mort, une digue a sauté. “On arrête les conneries. On choisit le bonheur. On vit. Je lui dois bien ça. Je vais être acteur ! Allez !” Love life ! dirait David Hockney.»
Vous êtes heureux ?
Il sourit profondément : «Oh oui ! Oui.»
5. Lyla Zelensky
Ma grand-mère maternelle. Zelensky, sans autre rapport avec Volodymyr qu’un nom russo-ukrainien. Lyla – de son état civil, Lydia –, mais moi, je disais Caï (Ka-i), dérivé enfantin de Granny, que n’arrivait pas à prononcer mon frère. Fille de princesse géorgienne en exil, mannequin photographiée par Horst et Man Ray, elle avait la culture et l’humour de chacune des langues qu’elle parlait, faisant rire les Italiens en italien, les Espagnols en espagnol, les Anglais en anglais…
Elle me récitait d’innombrables poèmes qu’elle me traduisait en direct. (Il se met alors, lui-même, à dire Pouchkine en russe, puis en français !) Elle me caressait le visage de toute sa longue main en articulant : “Comment vas-tou ?” Elle était ma confidente, adorait les tourments des adolescents.
C’est à elle aussi que je dois Proust. Je dînais avec elle, je dis : “Il faut que je rentre. Demain matin, j’enregistre Proust en livre audio, c’est un pensum…” “Proust ? répond-elle, c’est une des choses les plus extraordinaires au monde. L’erreur des Français, c’est qu’ils commencent par le début. Il faut d’abord lire Guermantes. Là, tu t’amuses, puis Sodome et Gomorrhe.”
Grâce à elle, j’ai découvert Proust en direct, à haute voix, et j’ai continué comme ça avec tous les auteurs, pendant onze ans, sur France Inter… Mais (ajoute-t-il sur ce ton si délicieusement chic et maniéré qui n’appartient qu’à lui) je vais être obligé de vous laisser, parce que je dois aller voir ma mère…»
Sabine Euverte
«Le Buveur de brume», Stock, 2025.
Lire «Le Buveur de brume» pour connaître aussi Mélita, dite Babou. Revoir «Les garçons et Guillaume, à table !» pour reconnaître Caï
en Françoise Fabian. «Ça peut pas faire de mal», sur France Inter.
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