L’heure a beau être matinale, les cuisines du restaurant Baieta (1 étoile Michelin) entrent déjà en ébullition.
Aujourd’hui, c’est au rythme chaloupé d’un air caribéen que la brigade de choc de Julia Sedefdjian se donne du cœur à l’ouvrage, clin d’œil aux origines martiniquaises de ses deux associés : les pétillants Grégory Anelka et Sébastien Jean-Joseph. Pas de quoi distraire les troupes de la plus jeune cheffe étoilée de France pour autant. Ici, chacun connait sa chorégraphie sur le bout de la spatule et le coup de feu ne fait aucune victime.
Née à Nice il y a 30 ans, Julia Sedefdjian voue un amour inconditionnel à la Cité des Anges. Pas étonnant que son restaurant, qui régale depuis 2018 les Parisiens à deux pas du boulevard Saint-Germain, porte fièrement les couleurs du terroir azuréen. Sous des allures de rebelle : coupe undercut et queue de cheval, piercing, tatouages. Julia est une tendre qui distribue les câlins dans de savoureuses assiettes remplies d’émotions. Lorsqu’elle nous apprend qu’en patois niçois, « baieta » signifie « bisous », tout s’explique.

©Roch Debache
Il suffit que la conversation accoste sur les rivages de la Méditerranée pour convoquer les parfums métissés de ses racines, un mélange explosif de Sicile (du côté maternel) et d’Arménie (du côté paternel) qui a façonné son tempérament et lui a inculqué la culture du partage. « Dans ma famille, tout le monde aime manger et cuisiner. Il faut dire qu’on a les plus beaux produits du monde ! ». Les tablées de quinze croulant sous les mezze, la daube de poulpe de sa mère, les pâtes ricotta tomate basilic et la brioche au cœur de sorbet citron, gourmandises typiquement siciliennes, ont bercé son enfance. « Quand on est petit, il n’en faut pas plus pour vous combler. » Et déclencher des vocations. Julia doit la sienne à Lulu, le papa pâtissier de sa marraine.

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Titulaire d’un CAP cuisine, puis d’un CAP pâtisserie, elle fait ses premiers pas à L’Aphrodite, un restaurant réputé de Nice, sous la houlette du chef David Faure. « Mon papa de cuisine ! » précise-t-elle à propos de celui qu’elle considère comme son mentor, au même titre qu’Anne-Sophie Pic, dont elle admire tout : la cuisine, l’humilité, le parcours. Julia n’a pas à rougir du sien. N’a-t-elle pas reçu la médaille de Chevalier dans l’Ordre National du Mérite l’année dernière ? Meilleure Apprentie de France à 17 ans, elle devient sous-cheffe à 18 ans, puis cheffe des Fables de La Fontaine (Paris VIIème) à 19 ans et demi. Après avoir complètement revu la carte, elle en conserve l’étoile… à 21 ans seulement, une première. Et en 2019, c’est au tour de Baieta d’être auréolé d’une étoile, un an à peine après son ouverture. « La première étoile m’a inspiré une immense fierté mais aussi beaucoup d’interrogations. Je me suis dit : pourquoi moi, si jeune ? Celle de Baieta a eu un autre goût. On apprend à la savourer sans pression. »
« La première étoile m’a inspiré une immense fierté mais aussi beaucoup d’interrogations. Je me suis dit : pourquoi moi, si jeune ? Celle de Baieta a eu un autre goût. On apprend à la savourer sans pression. »
Pour franchir le seuil de sa cuisine, chaque nouvelle recette fait l’objet d’une esquisse, précieusement consignée dans un petit carnet. Si l’art l’inspire, peu importe le style, pourvu que l’ivresse des couleurs lui souffle des associations, Julia s’en remet volontiers aux rencontres pour bousculer ses habitudes. Et lorsque Emilien Boutillat, l’éminent chef de cave de la maison Piper-Heidsieck, lui propose de créer sa propre cuvée en avril dernier, elle va jongler pour que sa cuisine, avec ses sauces bien marquées, puisse « laisser vivre la bulle. » Pari gagné. Avec quatre accords époustouflants qui évoluent au fil des saisons sans aucune fausse note.

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Alors que le service vient de commencer, ses deux plats signature font un tabac : le jaune d’œuf croustillant merlan et haddock, poireau en vinaigrette d’algues, et la Bouillabaieta 2.0 . Cette version ultra « sexy » de la bouillabaisse a mariné longtemps dans ses méninges avant que la cheffe s’autorise à la revisiter à sa sauce. « Je craignais la réaction des chauvins marseillais (rire) ! Heureusement, ils l’adorent. » Malgré un emploi du temps surchargé, Julia ne manquerait pour rien au monde les ateliers culinaires qu’elle anime bénévolement deux fois par mois dans un collège du 20ème arrondissement. «Transmettre à ces jeunes l’envie de bien manger est un combat qui me nourrit énormément». Son fils Maël, 4 ans, semble avoir déjà parfaitement compris la leçon puisqu’il adore cuisiner. « A 1 an et demi, il faisait ses premiers œufs brouillés ! Mais bon… je le laisserai libre de suivre ses rêves. » Et elle ? A-t-elle exaucé tous les siens ?
« Je n’exclue pas d’allier un jour la musique, ma deuxième passion, à la cuisine ! » glisse-t-elle mystérieusement… avant de rejoindre ses pianos et de nous laisser diablement sur notre faim. Tchao, baieta.

©Roch Debache
Patricia Khenouna
Image principale : ©Roch Debache
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