C’est une amie, éditrice dans une très chic maison, qui m’avait soufflé son nom. «Beauté, luxe et glamour» : mieux que toute autre, Charlotte Casiraghi, fille de Caroline de Monaco, petite-fille de Grace Kelly, cochait les trois cases du cahier des charges du numéro 100 de PalaceScope. Elle en cochait même davantage. Je l’avais sue égérie de Gucci et Saint Laurent, cavalière de compétition. Je n’avais pas réalisé qu’elle organisait à Monaco des rencontres philosophiques, et, à Paris, en tant qu’ambassadrice et porte-parole de la maison Chanel, les Rendez-vous littéraires rue Cambon. Eu égard à «son engagement en faveur de l’émancipation des femmes à travers les arts», elle venait d’être distinguée «personnalité de l’année» par Vanity Fair Espagne. Pour couronner le tout et pour commencer, elle a choisi celui dont les «Luxe, calme et volupté» faisaient écho à nos mots-clés :
1 / CHARLES BAUDELAIRE. «Je l’ai découvert vers 14-15 ans. J’ai éprouvé à la fois une attirance pour sa poésie, pour la figure du poète maudit et mélancolique, mais aussi pour son côté très lumineux, cette puissance du langage poétique, cette capacité à transfigurer la laideur, qui aussitôt m’avaient éblouie. Parmi mes poèmes préférés figurent évidemment L’Invitation au voyage, L’Homme et la Mer. Un autre s’intitule Tristesses de la lune. En plus des Fleurs du mal, je pense aux Petits poèmes en prose, Le Spleen de Paris, magnifique. Il y en a tellement… les citer me prendrait un temps infini…»
2 / SIMONE DE BEAUVOIR. «Je me suis intéressée à son travail tardivement, il y a environ sept-huit ans. En rencontrant des philosophes contemporaines qui travaillaient à partir de son œuvre, je m’étais rendu compte que je ne l’avais jamais lue en profondeur. Je suis toujours un peu choquée de constater à quel point on l’étudie peu, alors que c’est une philosophe et une écrivaine extrêmement importante. Au lycée, et ensuite dans mes études de philo, je ne crois pas avoir approché un seul de ses textes. C’est donc dans une quête plus personnelle que j’ai abordé Mémoires d’une jeune fille rangée, puis Le Deuxième Sexe. C’est difficile de ne pas l’aimer, de ne pas admirer ce qu’elle a changé en termes de perception, notamment du corps féminin. Il me semble que, souvent, la femme intellectuelle n’est pas charnelle ou n’a pas une féminité assumée. Avec sa classe et cet appétit de la vie qui la caractérise, Simone de Beauvoir incarne une féminité puissante. Un autre de ses livres, différent et sublime, m’a beaucoup émue il y a deux-trois ans. Il s’agit d’Une mort très douce. Simone de Beauvoir y raconte le décès de sa mère et comment on accompagne un proche en fin de vie. Elle analyse aussi jusqu’au bout ce qui se joue entre une mère et une fille. Tard dans sa vie, alors qu’elle avait eu un rapport difficile avec sa mère, elle reconstruit avec elle un autre lien. J’en ai été très touchée.»
3 / JOSÉPHINE BAKER. «Ma grand-mère et elle ont partagé une très forte amitié. Leur rencontre était inattendue. En tout cas, dans leur pays d’origine, les Etats-Unis, elles n’auraient jamais pu se rapprocher. Tout les séparait. Ma grand-mère avait été profondément choquée par la manière dont Joséphine Baker avait été traitée dans un restaurant à New York où ils refusaient de la servir. Elles ne se connaissaient pas alors. Elles se sont rencontrées ensuite, à Paris dans les années 1950, et ont commencé à s’écrire. Quand Joséphine Baker a tout perdu, ma grand-mère a tout de suite proposé de l’aider, et Joséphine est venue s’installer à Monaco avec ses enfants. J’aime aussi sa figure de grande résistante, que ce soit pendant la guerre ou pour les droits civiques. Sa liberté hallucinante, son audace, sa capacité hors norme à rebondir et à se reconstruire, sont pour moi très inspirantes»
– Elle est enterrée à Monaco ?
«Oui, elle est entrée au Panthéon il y a deux ans, mais sa famille a souhaité que son corps reste au cimetière de Monaco.»
– Un cas unique, sans doute… On continue avec Karl Lagerfeld ? Lui, vous l’avez connu.
4 / KARL LAGERFELD. «Oui ! C’était un grand ami de ma mère bien avant ma naissance, quelqu’un qui a énormément compté dans ma vie depuis toute petite. Il m’a vue grandir et a nourri ma bibliothèque pendant des années. Il m’a offert les poèmes d’Emily Dickinson, la correspondance de Virginia Woolf, des livres de Lou Andreas-Salomé, d’autres sur le grec ancien, toute une encyclopédie sur l’histoire de la philosophie en anglais… Il avait, en plus, un humour hors du commun, une façon très particulière de saisir ce qu’il peut y avoir à la fois de comique et de tragique dans l’existence. Il aimait les femmes libres, intellectuelles, puissantes, brillantes. J’ai trouvé très fort, pour un créateur de mode, d’être inspiré par l’intellect au-delà de la plastique. Il avait réellement du génie, une vision du monde assez unique, alliant un sens de l’Histoire, de la mémoire, à quelque chose de très contemporain. Il m’a vraiment encouragée à m’accomplir intellectuellement, à poursuivre mes études. Il se fichait un peu du reste. Ce que je lisais l’intéressait plus que les vêtements que je portais…»
5 / PATTI SMITH. «J’ai eu la chance de la rencontrer. Elle est venue pour un concert exceptionnel à l’Opéra de Monte-Carlo. C’était un moment très émouvant. Elle était sur scène avec ses enfants, et nous avons eu l’occasion de passer une soirée ensemble avec ma mère. Elle a une générosité du cœur et une générosité sur scène extraordinaires. Je suis allée la voir plusieurs fois en concert à Paris. Sur scène, elle a ce sens de la révolte, et en même temps une douceur infinie. Elle est tellement habitée par la poésie qu’elle donne envie de changer le monde ! Sa passion pour Rimbaud et les poètes français m’a également toujours impressionnée. C’est encore une femme qui m’inspire beaucoup, dont j’aime jusqu’au style : blazer noir, tee-shirt blanc, bottes en cuir, jean. Elle a une nonchalance tellement chic ! Juste parfaite.»
«Là, tout n’est qu’ordre et beauté/ Luxe, calme et volupté», dans le poème de Charles Baudelaire «L’Invitation au voyage».
Sabine Euverte
Photographie principale : © Chanel
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