Le regard dissimulé derrière des verres sombres, Benjamin Biolay s’est posé à une table du Rosebud – un bar à cocktails mythique du quartier Montparnasse qu’il a repris avec une bande de copains et où plane encore l’âme de Simone de Beauvoir et de Jean-Paul Sartre. La mèche est un peu moins rebelle, mais la lippe, toujours aussi sensuelle. Tout comme le timbre de voix, aux accents gainsbarriens et aux graves dopés à la nicotine.
Auteur, compositeur, interprète, acteur, producteur, arrangeur, multi-instrumentiste… BB n’a eu de cesse d’imposer sa singularité de créatif hors norme. Multipliant les collaborations artistiques avec de nombreuses stars… De l’eau a coulé sous les ponts depuis Rose Kennedy, son tout premier album-concept sorti dans la foulée du luxuriant Jardin d’hiver qu’il a signé en 2000 avec Keren Ann pour Henri Salvador.
Aujourd’hui, le voilà qui sort un onzième opus, Le Disque bleu, dont il nous dévoile les dessous avec enthousiasme, entre deux gorgées d’eau pétillante. Des ambiances très cinématographiques, des textes d’une profondeur lexicale éblouissante, des mélodies superbement ciselées… A 52 ans, l’homme aux six Victoires de la musique n’a décidément rien perdu de sa superbe. Initiales BB. En majuscules. Dans chacun de vos albums, vous proposez une exploration inédite.
Est-ce un défi que vous vous imposez ?
Je n’imaginerais pas une seule seconde recycler des chansons que j’aurais écartées un jour pour en faire un nouvel album. Ce que j’aime le plus, c’est de partir d’une page blanche et de procéder comme pour un film en pensant le moindre détail : scénario, décor, casting… A part le titre 15 Octobre, que j’ai écrit un soir à Buenos Aires en autant de temps qu’il faut pour l’écouter, toutes les chansons de ce Disque bleu ont nécessité du temps et de la patience. Mais je suis fier d’elles !
Dans quel état d’esprit êtes-vous, maintenant que ce petit bijou appartient au public ?
Un bijou? Je suis très touché… Si vous le dites, là, pendant une minute, j’y crois! Au bout du onzième album, j’arrive heureusement à m’octroyer une certaine distance et à ne plus être dans l’état de fièvre et de trac que j’éprouvais à mes débuts.
L’écriture est-elle chez vous un exercice monacal ou plutôt dilettante ?
Dilettante ? Jamais ! Si j’ai bâclé deux ou trois trucs dans ma vie, ce sont des musiques, pas des textes. L’intérêt de chanter dans cette langue peu euphonique qu’est le français c’est de faire en sorte que le texte ne soit pas trop con ! Sinon, mieux vaut chanter en espagnol ou en anglais. Sur certains albums, il m’est arrivé de faire le choix du mot qui sonne bien plutôt que celui du sens et de devoir rayer des strophes entières que je trouvais très belles à lire mais qui étaient nulles à chanter. Oui, l’écriture est chez moi un exercice très monacal.
Vous arrive-t-il de solliciter le regard de votre entourage ?
Ah non ! Je sais, c’est déplorable, mais j’éprouve toujours une sensation un peu honteuse, comme si j’étais en train de faire des films porno ! Si, si, je vous jure… Donc, à part mon entourage professionnel très proche, personne n’écoute quoi que ce soit avant que l’album soit sorti. Vous savez, j’ai commencé à faire des chansons en secret, moi, à 16 ans. A l’époque où j’habitais en coloc à Lyon avec d’autres musiciens, j’attendais la nuit pour me glisser sous le piano. Puis je mettais la pédale sourdine et je chantais tout doucement.

©Chloe Rose
Pourquoi la couleur bleue ?
J’aime concevoir la musique en termes de couleurs. C’est à la fois le bleu de l’Amérique du Sud (son pays de cœur, ndlr), celui de la mer et du ciel, mais aussi celui du blues, de l’anima (l’âme), comme disent les Italiens, et du cœur. Le disque 1, intitulé Résidents, symphonique-rock, est tout à fait en phase avec le reste de ma discographie. Quant au disque 2, intitulé Visiteurs, il est marqué par des titres très chanson française, peu arrangés, et quasi-guitare-voix, une première sur fond d’inspiration sud-américaine.
Qu’est-ce qui vous fascine le plus dans ces rythmes latino ?
J’ai grandi dans le Sud, moi. Je suis donc français-latin, pas français-viking (rire). Quand j’étais petit et que j’allais à Sète, où j’ai de la famille, j’entendais les Gitans, les héritiers de Manitas de Plata, qui jouaient dans la rue. Ça tapait dans les mains et ça faisait des chœurs, des harmonies… Quand je parle de latinité, c’est de ça que je parle. Or,en France, on a malheureusement raté le créneau de la culture musicale populaire. Certes, au XXe siècle, quelques génies ont bien récupéré des siècles de nullité – Debussy, Ravel, Fauré, Poulenc –, mais, dans la période romantique classique, ce sont les Allemands qui dominent, pas les Français. Et tout ça pourquoi ? Parce qu’on est un peuple qui chante peu. Sauf quand on est en colère. Alors là, on chante très fort et à l’unisson !
A travers la chanson Les Passantes, vous rendez un hommage appuyé à Georges Brassens.
Je l’ai toujours beaucoup écouté, lui comme Trénet, Gainsbourg et Salvador. Ça m’agace un peu d’entendre les gens le considérer juste comme un poète et dénigrer ses musiques. Il se trouve que dans Les Passantes (poème d’Antoine Pol), seule la musique est de lui et celle-ci est reprise dans le monde entier. C’est donc pour Georges que je l’ai fait. Ce qui m’a le plus frappé la première fois que j’ai découvert ses chansons, c’est la même chose qui frappe tous les musiciens quand ils commencent à mettre le nez dans Jean-Sébastien Bach. Ils trouvent que c’est beau sans se rendre compte de l’immensité de l’œuvre et du bond en avant considérable qu’il a permis de faire à son art.
Comprenez-vous les gens qui pensent que votre façon de chanter peut donner l’impression que vous ne lâchez pas suffisamment les chevaux ? Comme si vous refusiez de vous engager à fond ?
Peut-être que j’ai essayé, peut-être que ça ne me plaisait pas d’aller à fond…
Par pudeur ?
Non. Techniquement et morphologiquement, j’en ai la capacité. J’ai bien tué des tas de gens dans des films, je leur ai hurlé dessus, je leur ai mis des tartes… Non. En fait, c’est juste esthétique. Accroche l’oreille, ne sois pas inaudible, et ne hurle pas, sinon on ne va pas écouter tes mots mais ta voix !

©Chloe Rose
«J’ai même pas vu ma vie défiler», écrivez-vous dans Juste avant de tomber. Quel regard portez-vous sur votre incroyable parcours ?
Je ne regarde jamais dans les rétros. Bien sûr, je suis content d’être toujours là et de faire ce que j’aime. Mais le succès dont une personne comme moi serait le plus fier, c’est celui qu’il n’aura jamais. Non pas que je sois un éternel insatisfait. Je suis un éternel non-satisfait !
Lorsque vous avez débuté votre formation classique (violon, puis tuba) avant de décrocher un premier prix de trombone à 15 ans au Conservatoire supérieur de musique de Lyon, imaginiez-vous une telle trajectoire ?
Oui, sinon je n’aurais pas sabordé ma vie de musicien classique. Au conservatoire, on vous prête des studios pour répéter. Eh bien, moi, je soufflais dans mon trombone pen-dant vingt minutes, et, dès que l’occasion se présentait, je me mettais au piano pour composer, parce que mon ultime but, c’était d’écrire des chansons. Donc, oui, j’imaginais que tout cela pourrait peut-être se réaliser un jour.
Aimeriez-vous modifier certaines choses si vous en aviez la possibilité ?
Rien. C’est fou, hein, d’être borné comme ça ! (Rire.) Mais ce qui est fait est fait. Même mes conneries, je les assume! La seule chose que j’aimerais, c’est de pouvoir faire revenir des êtres qui sont morts.
Oser croire en ses rêves, est-ce une des valeurs que vous transmettez à vos filles ?
Disons que j’essaie de les aider à se révéler. Mais elles ont aussi des mamans… on est deux dans la coprod ! L’avantage d’un parcours comme le mien, c’est qu’on sait qu’avec beaucoup de travail et d’envie les choses sont possibles. Donc on bride moins ses enfants s’ils veulent être spationautes – ce qui n’est pas le cas des miennes, mais je ne m’y serais pas opposé.
«Les rêves sont pires que les souvenirs», écrivez-vous dans Morpheus Tequila. A quoi ressemblent vos rêves aujourd’hui ?
(Il soupire.) A rien. De la flotte, un petit bateau, un barbeuc, un ballon de foot… Tranquille !
Patricia Khenouna
Image principale : ©Chloe Rose
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