Anilore Banon conçoit et fabrique des sculptures énormes, par leur taille, leur poids et leur signification. Depuis Les Braves, une œuvre monumentale installée sur la plage d’Omaha Beach, elle s’active sans répit à l’un de ses projets les plus extravagants et ambitieux : installer Vitae, l’une de ses sculptures, sur la Lune…
Quand elle était encore adolescente, son père refusait de la laisser sortir, mais lui permettait d’assister aux dîners où se succédaient intellectuels et politiciens. «Il y avait beaucoup de bruit. J’y participais, bien sûr, mais je préférais être dans l’écoute.» A cette époque, elle dévore la presse : «Les quotidiens d’information, Le Monde, Libé, Le Figaro, la presse étrangère : j’étais fascinée par la façon dont les titres étaient traités, comment on racontait l’actualité, surtout les conflits. Comment on passe de “parler ensemble” à “je te tue”. Il y en a un qui m’a stupéfaite : “Quand j’aurai tué mon père, je pourrai m’acheter une BM”… Et le type l’avait fait. Il a tué son père. Ça a été le sujet d’une de mes premières toiles. Et la nécessité pour moi de me demander comment on pouvait arrêter ça, comment on l’empêche. Comment avoir une société pérenne.»
C’était un point de départ. C’est devenu son chemin. Un parcours jalonné par des œuvres monumentales, qui ne sont pas seulement à regarder, mais à réfléchir. Des œuvres métalliques, le plus souvent : «Mon frère a toujours écrit. Moi, je me trouvais plus douée pour ce qui est manuel. J’ai toujours tout fait de mes mains, des vêtements, des meubles. J’aime démonter des trucs, les reconstruire. Le sous-sol du BHV, c’est l’avenue Montaigne, pour moi. Petite, mon père m’emmenait dans les aciéries, où on fabriquait des tanks à lait, ces grosses machines qui remuent le lait. Il y avait le bruit, le feu, les ponts roulants, et ces hommes qui, avec leur espèce de télécommande, comme un joystick, faisaient avancer et reculer ces monstres de métal. Le métal, tu le chauffes, tu le tords, il se transforme, il se colore. Il vit.
Pour Dix commandements pour un nouveau millénaire, j’ai répondu à l’appel d’offres du Comité Vendôme, qui souhaitait marquer symboliquement le passage à l’an 2000. Je cherchais à traduire à la fois la force et la faiblesse des humains, dénoncer le racisme, l’exclusion, le fanatisme, par dix colonnes, hautes et verticales, de métal brisé, rouillé, tordu. Mon projet a été retenu. Tant mieux. Mais comment on passe de dessins à des sculptures entre 3 et 5 mètres de haut ?»
Comme elle l’a toujours fait, elle sollicite son réseau de scientifiques, d’artisans, de métalliers, de sidérurgistes. Comme toujours, les rencontres conduisent à d’autres rencontres, et, comme toujours, la chance est au rendez-vous. Un entretien avec François Pinault, qui lui garantit la moitié du financement, permet à ses dix colonnes de voir le jour. Exposées un temps place Vendôme, puis dans les jardins de Matignon, la plupart sont désormais dispersées en Italie, aux Etats-Unis, au Canada. «Je reviens toujours sur les mêmes motifs, les colonnes, la verticalité, les portes, le passage. Rester humain, malgré tout, malgré le chaos, les conflits.
Un jour, je vois la vidéo d’un type qui agresse une femme dans un métro bondé, en Espagne. Il est tout seul, ils sont plein, mais personne ne bouge. Qu’est-ce qui leur manque ? Le courage. Je dessine ça, avec mes enfants. Le courage qui sort de terre, qui jaillit. Je réfléchis à un événement symbolique, universel, qui veut dire courage : le débarquement des troupes alliées en Normandie. C’est comme ça que sont nés Les Braves à Omaha Beach. C’est sur cette plage où on mange des moules et des tartes aux pommes que le maire, Raymond Mouquet, après avoir regardé mes dessins, m’a donné son autorisation.»
Il restait à Anilore une autre permission à obtenir, qui comptait beaucoup pour elle : «Je voulais être sûre que les vétérans du Big Red One étaient d’accord. S’ils avaient considéré que cette plage mythique devait rester comme elle était, je me serais mise ailleurs. Mais ils ont été touchés.» Le Comité du Débarquement donne aussi son aval, mais avec une condition pas facile à respecter : que ce soit prêt à être inauguré le 6 juin 2004, pour les 60 ans du Débarquement. «Quand je réfléchis à une réalisation, je ne me préoccupe jamais de la faisabilité. Je me fous de savoir “comment”. C’est ma spécificité. D’une façon ou d’une autre, si ça doit se faire, ça se fera. J’entends souvent d’un tas de gens : “Non, c’est impossible…” C’est parce qu’ils ne savent pas comment le faire.
Alors, je cherche ceux qui vont savoir le faire, parce qu’ils en ont envie, parce qu’ils ont assez d’enthousiasme pour y arriver. A partir de là, on travaille ensemble. On cherche. Et on trouve. A ce moment-là, j’ai eu la chance de rencontrer un ingénieur structure, Denis Ouvrard. Il était un peu sur la réserve. Je lui ai montré les dessins. Il a dit : “Ben oui, c’est possible.” Aussi simplement que ça. Tous les gens qui ont travaillé sur Les Braves, et c’était il y a vingt ans, je travaille encore avec eux aujourd’hui.»
Un gros groupe industriel rejoint l’aventure et accepte de financer les 600 000 euros de coût de revient. La presse se bouscule aux Chantiers maritimes de Normandie, à Cherbourg, pour assister au lancement de la fabrication. Un journaliste du Herald Tribune, Joe Fichett, fait un reportage sur le projet en cours, à paraître dans l’édition en français du vendredi.
Et puis, la seconde guerre du Golfe éclate. Le gros groupe industriel se retire. Le temps passe. Le projet fait du surplace. «Un jour, le téléphone sonne. Une femme. Son mari et elle ont entendu parler du projet par le Herald. C’était une pleine page, en quatrième de couverture, mais je suis quand même abasourdie par le hasard qui a fait tomber ce couple de Français, installés dans le sud de la France, sur cet article. Le mari me demande si j’ai bien toutes les autorisations, puis me dit : “Donc, il ne vous manque que l’argent ?” La petite phrase qui change tout… Il a ajouté : “Si vous me promettez qu’il n’y a pas de paperasse, l’argent, à présent, vous l’avez. Je vous repasse ma femme : les détails, je ne sais pas m’en occuper.” Jean-Paul Delorme et sa femme venaient de permettre aux Braves de s’élever sur la plage d’Omaha Beach.»
Les Braves, des tonnes de métal, sur 15 mètres de haut, fichées au plus profond du rivage, un surgissement impressionnant, à la fois massif et aérien, qui fait penser à des lames, mais aussi à des lames de fond, et à des voiles, et qui tient, solide et stable, debout, droit, malgré les marées, les vents, l’eau de mer, le sable qui se retire et qui revient.
Depuis, sa réplique a été édifiée de l’autre côté de l’Atlantique, au bord du lac Michigan, et Anilore se consacre à un nouveau projet fou, Vitae. L’idée ? Envoyer une œuvre sur la Lune, et l’y installer. Un cocon qui s’ouvre comme une corolle, qui rassemble un million d’empreintes de mains, de gens connus et inconnus, et qui célèbre la vie, l’humanité, la paix : «Un des scientifiques à qui j’en ai longuement parlé m’a simplement demandé : “Vous voulez la mettre où, exactement, sur la Lune ?” Apparemment, c’est bien parti.

©Christelle Billault
Ellen Willer
Exposition Anilore Banon, octobre et novembre 2025, Galerie Sablon d’Art à Bruxelles.
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