Son CAP de dessinateur industriel en poche, le jeune Yves Esposito, de Bandol, se destinait à passer sa vie penché sur des plans, quand un job d’été bouscula les siens.
Engagé comme groom dans un grand hôtel, on lui avait aussi confié le bar, les fins d’après-midi, et il fréquentait, le soir, un autre bar : l’Amiral, sur le port. En regardant travailler le barman, l’élégant Michel, souriant, plaisantant avec les clients, Yves a été «frappé d’un éclair». Justement, l’Amiral embauchait. Parmi les habitués figuraient Miroslav et Colette Siljegovic, proprié-taires du Café de Flore, futurs repreneurs de La Closerie des Lilas…
Barman attitré de La Closerie, Yves Esposito vient de prendre sa retraite après y avoir œuvré vingt-neuf ans. Pour un établissement parisien si mythique, la cordialité du directeur, des serveurs, me surprend. Ins-tallés avec Yves à la table où Lénine jouait aux échecs avec Paul Fort, le «prince des poètes», nous parlons de temps que les barmen de moins de 100 ans ne peuvent pas connaître : du QG qu’a été La Closerie pour les impressionnistes, Zola, Baudelaire, Rimbaud, avec Verlaine, Apollinaire, Jarry, Gide, Duchamp, Picasso, Beckett… S’impose Fitzgerald, livrant ici même à Hemingway la primeur de Gatsby le Magnifique, et, bien sûr, la grande querelle des surréalistes où Aragon a rencontré Elsa…
Lui, Yves, a-t-il connu Sagan ? Oui, mais pas au bar. Elle ne venait que déjeuner. Passent le saluer Catherine Jacob, qui avait repris l’appartement du chanteur Christophe, autre pilier du lieu, puis Yuri Buenaventura, intime de la famille. Dans cette maison, Yves est chez lui. Derrière ce bar, il recevait : «Tous les soirs, je montais sur le plancher du bar comme un acteur entre en scène. Dans un même décor, avec un public différent, et sans répétitions.» Avant sa prise de service à 17 h30 (jusqu’à 1 h30), de chez lui, il avait déjà géré des réservations, préparé une surprise, souhaité un anniversaire… Par exemple ? Vincent Lindon, 15 juillet. Vincent, ses salades César avec du poulet juste grillé, ses accès de fureur quand on lui vole une photo. «On voit, on entend, on écoute, et, surtout, on se tait.» Combien de secrets sont confiés à des barmen ? Epaules consolatrices, ils sont aussi parfois complices. L’histoire de cette barmaid du Ritz qu’un couple qui attendait un enfant avait mise de mèche avec leur médecin. C’est elle, la barmaid, qui devait leur annoncer le sexe du bébé avec un cocktail bleu ou rose…
Et Renaud aurait-il composé A la Close si Yves ne lui avait pas lancé : «Quand nous dédies-tu une chanson ?» «Renaud, j’ai été témoin de tous ses états : au top, j’ai vu des groupies se précipiter au bar après son départ pour récupérer un de ses mégots ; dans ses excès, je faisais tout pour espacer ses verres, mais je l’ai vu se cacher pour boire, puis ne plus s’en soucier… J’ai connu Dominique, Romane, Cerise.» Il le chante, c’est «dans ce bel endroit inconnu des blaireaux» qu’il a rencontré celle qui lui a «redonné le joli goût de l’eau»…
Tandis que s’installe à côté le sosie d’Iggy Pop, Yves, ému, reconvoque Roda-Gil : «un monstre, un grand monsieur, qui avait ses larges habitudes ici» ; Sollers, «un inconditionnel, qui avait son parterre, son verbe incomparable, son inséparable ironie, et ses manies, d’abord un double J&B avec un glaçon, puis un simple J&B» ; Michou, «présent tous les samedis au bar, et avec ses Noëls, d’une trentaine de convives, où coulaient à flots éclats de rire et champagne» ; «Johnny Depp, Vanessa et la petite Lily-Rose, qui mangeaient souvent à cette table, derrière nous ; Johnny Depp qui, un jour, a enlevé son chapeau pour me saluer, moi !»… Quoique toujours discret sur ses clients préférés, ce barman est intarissable… Mais mon article déborde aussi, la coupe menace mes lignes, je dois arrêter. D’un trait, vider Timsit, Benacquista, Beigbeder, Dan Franck, Edouard Baer… ne pas me répandre sur les petites plaques dorées gravées aux noms des familiers historiques, expédier les cocktails d’Yves, Mistral gagnant, Femmes, Moveable Feast – Paris est une fête d’Hemingway en VO, à qui La Closerie doit sa renommée internationale…
Tandis qu’Yves va enfin pouvoir en profiter avec sa femme – ils ne sortaient jamais–, telle une olive dans un martini dry, je lui ajoute juste une adresse à la Bastille : celle où Jack Depp (le fils), récemment encore, servait au bar.
Sabine Euverte
Image de couverture : ©Alizé Le Maoult
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